L'humain est un animal social, disait déjà Aristote et ne cesse-t-on de rappeler.
Le solitaire, le taciturne, est considéré avec méfiance.
Aujourd'hui encore, les affaires sordides que rapportent les médias, celles illustrées dans les films et séries portant sur les "esprits criminels", accentuent le stéréotype de la dangerosité de l'esseulé, de l'asocial, du misanthrope, de l'autiste qui pète un cable quand sa routine est perturbée, du "retardé émotionnel et social" qui vit encore chez sa mère à 30 ans, tous suspects de prédilection en cas de viol, de pédophilie, de tuerie en série, d’étiquettes de sociopathe et de psychopathe, ou simplement qui mettent en péril la fonctionnalité de la sacro-sainte famille nucléaire industrieuse et exemplaire.
Outre ce cliché - carrément mensonger puisque les individus les plus dangereux pour la vie en général sont souvent les plus éminents, populaires et très sociables, et prônant des valeurs familiales bien traditionnelles et une apparence de réussite sociale et professionnelle - les sociologues, psychanalyste et dérivés, historiens et autres philosophes éclairés qui proclament l'inévitable sociabilité de l'humain semblent avoir perdu le sens de la mesure !
Ils évoquent les communautés humaines depuis l'âge de pierre, les teintent de notre paradigme (une manie très répandue parmi les penseurs occidentaux), et nous persuadent que même aux époques les plus reculées ou au sein des tribus les plus éloignées de la civilisation, l'esprit de communauté est primordial. L'homme, animal démuni, ne peut survivre que grâce à une organisation sociale (dans laquelle ils incluent l'organisation tribale sans distinguer les structures verticales des horizontales, ni les organisations autour d'un pouvoir centralisé des autres, alors que les codes sociaux, le paradigme et la relation à autrui y sont sensiblement différents). Comme dans le troupeau ou dans la meute, l'individu isolé est condamné à une mort cruelle, et la punition ultime est le bannissement, le rejet par le collectif.
Je me permets de mettre en lumière l'énorme dissemblance entre :
- D'un côté une meute de loups, un troupeau d'antilopes, une famille de singes bonobos, une communauté tribale où tout pouvoir est diffus, cyclique et discontinu - ces groupes restreints vivant dans un environnement naturel rythmé par les saisons, même s'ils disposent de leurs propres codes sociaux et comportementaux, ainsi qu'une hiérarchie impliquant des comportements dominants et agressifs, comme aiment nous le rappeler ceux qui désirent justifier les leurs tout en omettant de préciser, dans nombre de ces exemples, l'absence de domination (différente de "dominance"), de thésaurisation des avoirs et/ou d'exploitation des ressources au-delà d'une génération ! J'aimerais d'ailleurs insister, à ce propos sur le fait que la violence est inhérente à la vie. On ne peut l'abolir sans y avoir recours. La régulation au sein des écosystèmes n'est pas exempte de violence. Les mâles s'affrontent, les prédateurs tuent les proies, etc. Les guerres tribales, souvent évoquée pour opposer le barbare impulsif au civilisé stoïcien ou pour appuyer l'inéluctable compétitivité dans toute organisation sociale, s'alignaient spirituellement et pragmatiquement sur cette dynamique tout en confinant la violence à un lieu géographique et une conjoncture, et même dans certains cas à une saison. Mais la violence du pouvoir ne sert aucune dynamique écosystémique (quoiqu'on aime nous le faire croire) : elle sert l'établissement et la pérennité de l'institution ou de l'entité au pouvoir, et ses guerres ne servent qu'à son propre accroissement ;
- De l'autre côté la société humaine citadine sédentaire dans un contexte urbain territorial et politique à la cadence totalement artificielle (indépendante des rythmes saisonniers, par exemple), aux codes sociaux et obligations civiles démultipliés, aux besoins fabriqués (par les marchés), aux stéréotypes culturels stricts (à la place d'archétypes), aux bruits industriels agressifs et constants, aux notions de valeur, de réussite, de travail (marché de l'emploi) et de divertissement (également des marchés), aux incitations et excitations exponentielles dans un milieu scolaire ou professionnel hiérarchisé de plusieurs centaines d'individus, voire des milliers dans des lieux restreints, contraints, patrimoniaux, une société qui impute des identités, ou plutôt des sentiments d'appartenance, liées à une catégorisation verticale en rapport avec l'occupation et la possession (les études, le métier, la classe sociale, le patrimoine), voire les croyances (la religion).
Justifier l'adaptation de l'humain au paradigme de la civilisation industrielle par la comparaison avec des communautés primaires tient carrément de la propagande, une méthode de persuasion similaire à celle des religions monothéistes qui nourrissent leur idéologie et dogmes en puisant allègrement dans les anciens mythes païens, se dotant de racines originelles, essentielles, primordiales et séculaires, se rendant inévitables autant que fondamentales.
Pour rappel, notre société impose une pollution environnementale extrême et constante :
- pollution sensorielle (les bruits industriels, mécaniques, motorisés, médiatiques, les odeurs associées, la vigilance visuelle en voiture, en bus, à pied, la lumière artificielle et les écrans, les ondes électromagnétiques, etc.) ;
- pollution émotionnelle (la promiscuité sociale accrue, les médias sensationnalistes, le marketing, les pressions de réussite et de comparaison compétitive, et une l'éducation visant la fonctionnalité, sans initiation (connaissance de soi et de la vie);
- pollution intellectuelle (l'école et nombre d'emplois ne stimulent que cette partie de d'intelligence et selon une seule méthode, un seul type de pensée);
- pollution physique par les aliments frelatés, les horaires imposés hors des rythmes biologiques et naturels depuis la petite enfance, toutes les formes de stress continu, et car l'individu puise de toute façon dans les ressources de son métabolisme ;
- Sans parler de la pollution spirituelle instiguée par les religions (officielles ou non), le développement personnel, les croyances et superstitions New Age (tout cela souvent aussi inclus dans des marchés ou des entreprises individuelles).
Le sensible (ou l'hypersensible dans sa version pathologisée) ne peut s’empêcher de désirer s'écarter de cet enfer grouillant, bruyant, puant et illégitimement exigeant, et de prendre de la distance. Il ne s'y sent pas seulement en danger, il l'est véritablement ! L'impitoyable étroitesse de la norme l'en culpabilisera : l'absence d'attrait pour une vie sociale active est un signe de dépression, de trouble, et un danger pour l'individu comme pour le collectif.
Encore une fois, la classe sociale nuancera le propos, car les gens aisés disposent souvent d'un plus grand espace de vie avec moins d'individus au mètre carré, d'une plus grande autonomie, dignité et liberté, d'un accès à la propriété (sécurité), donc à des lieux plus calmes où la sollicitation est amenuisée, et d'une atténuation de certaines des pollutions mentionnées plus haut.
Parce que ce contexte urbain industriel socio-économique est le produit de l'humain, on s'imagine qu'il peut forcément s'y adapter, ce qui est complètement faux !
L'adaptation à un environnement naturel, notre région, son écosystème, son climat, et à la communauté familiale qui y vit, au sein de laquelle nous naissons est une nécessité tacite et légitime.
L'adaptation à l'environnement artificiel tel que celui qui nous est imposé au sein de notre civilisation s'apparente plus à de la domestication.
C'est du management de ressources humaines à tous les âges et à tous les niveaux.
Quoi qu'il en soit, notre rapport à nous-même et à l'autre est ainsi conditionné par la norme d'une vie sociale d'autant plus perverse que son contexte culturel et matériel est intense, terriblement agressif, malsain pour l'organisme vivant et sensible, structuré autour d'un pouvoir, mû par des marchés, et non par la vie, soumis à une souveraineté économique. Et pourtant, l'humain doit s'y conformer sous peine de perdre dignité, légitimité et crédibilité.
La vérité, c'est que l'individu asocial n'est pas utilisable. Il ne sert à rien au collectif (au Capital, plutôt). Ne serait-ce pas la raison inavouée de sa péjoration ?
L'asocial atypique est souvent moins ambitieux, donc il produit, consomme et dépense moins. Il échappe aux opérations de marketing. En retrait, il ne participe pas à l'hystérie collective ni au PIB. Il est moins contrôlable, aussi.
Intéressons-nous au milieu parallèle dans lequel j'ai grandi, un milieu religieux aux valeurs sociales importantes, aux stéréotypes étroits et dont la structure autant que le fonctionnement sont quasi corporatifs. Les activités en communauté sont requises et nombreuses, en une sorte d'hyperactivité de groupe, chronophage et énergivore (réunions diverses, cours et classes, comités et organisations, séminaires et retraites, BBQ et fêtes) et même addictives pour certains (infantilisation, dépendance affective, ou besoin égotique d'acquérir de l'importance au sein du groupe). Les participants sont souvent divisés selon l'âge, le degré d'ancienneté ou le niveau de "spiritualité".
Celui qui se tient à l'écart inquiète. Il doit être "ramené dans le troupeau". La raison n'est pas bienveillante, bien qu'elle s'en donne la couleur et qu'elle emprunte un modèle inclusif.
D'abord, le martelage des croyances, la sujétion de l'individu à une idéologie ou une culture - puisque les religions comme les corporations sont aujourd'hui des "cultures" au même titre que les traditions régionales ancestrales - n'est pas une affaire individuelle. Elle réclame une dynamique grégaire.
Ensuite, toute organisation structurée selon le prototype du pouvoir centralisé est allergique aux électrons libres. Elle les voient comme des menaces potentielles. Non "martelé", le rouage isolé se met à tourner dans le vide (penser par lui-même).
D'ailleurs, un membre qui s'éloigne de cette hyperactivité requise est appelé "inactif", comme s'il était soudain amorphe, éteint. Si sa vie se déroule ailleurs que dans le troupeau et d'une autre manière que celle préconisée par le modèle dogmatique, alors elle ne vaut rien, elle n'est pas reconnue.
J'y vois une similitude dans la société où l'absence d'allant social est un trouble ou une pathologie. La notion de handicap échoit à "l'inactif" : le dysfonctionnement rend l'individu improductif et inutilisable. Un rouage brisé qui gêne l'engrenage. L'État est structuré sur le même prototype et fondé sur des valeurs similaires à une organisation religieuse monothéiste, une variation sur un même thème selon la tendance politique, avec un différent lexique.
Ne me comprenez pas mal : il existe bel et bien des troubles et des pathologies. Je ne nie pas les maladies mentales et leur problématique. Je me demande simplement si la majorité d'entre elles ne sont pas une conséquence de la société, de ses normes, croyances sociales et fonctionnements nocifs à l'organisme autant qu'à l'esprit (à la vie en général), comme je l'ai expliqué plus haut. Les maladies mentales (et nombres de maladies physiques) seraient un symptômes d'une pathologie civilisationnelle plutôt qu'une divergence ou d'un dysfonctionnement individuel. N'y aurait-il pas un déni ou une inversion des causalités ?
Je n'attaque ni n'accuse personne, dans cet article, mais que je remets en cause le paradigme civilisationnel et le fait que s'y adapter, c'est empêcher qu'il change. La réalité, c'est que les personne neurotypiques s'y adaptent plus facilement et en souffrent moins, mais je pense avoir précisé que tous, dans nos différences, souffrons de la civilisation industrielle. Il est temps qu'au lieu de vouloir "soigner" les gens en souffrance, on commence à adresser les causes de cette souffrance et à changer les choses. Je reproche à la psychanalyse et la psychiatrie d'être majoritairement responsables du maintient de ce status-quo.
La stigmatisation et la culpabilisation du solitaire, de l'asocial, s'inscrit donc dans une violence culturelle inouïe !
Combien de fois, lors d'une séance thérapeutique, personnelle ou en tant que parent (puisque mon fils étiqueté hypersensible, HPI, "Dys", souffre d'une phobie sociale), n'ai-je pas entendu ces questions : avez-vous des amis ? Sortez-vous en compagnie d'amis ? avez-vous des activités en groupe ?
Les réponses à ces questions servent de jauges permettant de classifier le trouble social du patient. Certains psychanalystes ont surfé allègrement sur cette notion de collectif sacré. Alfred Adler, anthropocentriste, esclavagiste et suprématiste invétéré, père de la psychologie individuelle qui, fidèle au judéo-christianisme, renvoie les problèmes comportementaux à la responsabilité individuelle en ignorant les causalités paradigmatiques, les conditionnements civilisationnels, et dédouanant les violences institutionnelles. Peu connu en France, bien plus populaire aux États-Unis - quand on y constate la propension évangélique associée à une culture du travail et au "rêve américain", on comprend pourquoi - un institut lui est tout de même entièrement dédié à Paris.
Adler a déclaré que "l’individu qui ne s’intéresse pas à ses semblables rencontre le plus de difficultés dans l’existence et est le plus nuisible à la société. C’est parmi de tels êtres qu’on trouve le plus grand nombre de ratés."
Voici quelques extraits du livre "Le sens de la vie", d'Alfred Adler, qui démontrent à quel point tant que ce genre de pensée trouve des adeptes et est enseignée, nous ne sommes pas près de sortir de notre paradigme patriarcal et paternaliste, d'exploitation par le travail assujetti à l'économie, et monothéiste (dans le sens pouvoir centralisé, domination institutionnelle) :
[…] trois problèmes nous sont imposés d'une façon irrévocable : l'attitude envers nos semblables, la profession, l'amour. Tous les trois, reliés entre eux par le premier, ne sont pas des devoirs fortuits mais inévitables. Ils résultent du comportement de l'individu envers la société humaine, envers les facteurs cosmiques et envers l'autre sexe. De leur solution dépend le sort de l'humanité et son bien-être. [...]
[...] Les qualités suivantes qui doivent indiquer un degré suffisant de sentiment social :
- avoir prouvé que l'on sait garder des amitiés ;
- que l'on est capable de s'intéresser à son travail ;
- que l'on porte plus d'intérêt à son partenaire qu'à soi-même. [...]
Le prétexte pour pas collaborer... Quelle violence, quel mépris dans ces propos !
Bon sang, ils ont tellement peur de ceux qui ne collaborent pas, qui ne se laissent pas domestiquer (ou coloniser, d'un point de vue indigène), qui ne s'insèrent pas dans la masse des travailleurs/consommateurs et ne se mettent pas au service de l'économie ! Pourtant, ne pas collaborer à cette civilisation polluante et perverse est le seul moyen de rester un tant soi peu humain dans le sens naturel du terme !
Cette culture du travail est déshumanisante au possible : à la base, l'humain ne doit travailler que pour assurer directement sa subsistance (et non son développement). Si l'entreprise a besoin du travail humain pour se maintenir (car elle, elle doit se développer, croissance oblige), alors elle relève de l'exploitation : elle est une entité abstraite (comme l'Église) qu'on imagine au service de la société mais qui, au contraire, l'utilise. Et pour l'utiliser, elle doit le gérer (management) L'humain employé (outil, ressource) au fonctionnement d'un système plutôt que pour sa propre vie sera toujours en souffrance, plus ou moins selon les sensibilités, et en recherche de sens. Ce qui, à cause de la déconnexion d'avec sa propre existence et la vie en générale, le mène souvent vers des idéologies religieuses et politiques pour justifier le système d'exploitation dont il est devenu dépendant, ayant été privé de toute autonomie et noyé par des pseudo-besoins fabriqués pour soutenir des marchés et leurs profits.
Économie Vs Écologie...
Selon Adler et ses pair, les gens comme moi feraient mieux d'avaler des médicaments inhibant leur hypersensibilité et camouflant les angoisses provoquées par le contexte socio-économique, les pressions de productivité autant que de consommation typiques de notre époque et appartenant à notre seule civilisation mais considérées comme incontournables et inévitables, et me voir mener une vie sociale normale aux dépens de mes besoins, inclinations et capacités. Ça rassurerait le collectif. Ils appelleraient ça une réhabilitation, une aide à l'adaptation, et se targueraient d'être inclusifs.
Pourtant, après une vie de "forcing", de coups de pied au cul, la plupart auto-infligés pour éviter d'inquiéter mon entourage et de dénoter dans mon milieu, je suis abîmée au-delà de toute réhabilitation. Épuisée. Vidée. Usée.
Alors non ! Une vie sociale active, dans le contexte actuel, n'est pas forcément un signe de bonne santé mentale et physique !
Le respect de la personne, la reconnaissance de la diversité des sensibilités et des besoins affectifs et sociaux, la reconnaissance de l'importance d'un environnement naturel sain souvent inaccessible, exige qu'on élargisse la norme et qu'on adoucisse les codes sociaux.
Ou encore mieux : qu'on réduise les sollicitations sociales et sensorielles, les obligations d'activités, de productivité, de compétitivité, de rendement et de consommation. Là, déjà, hors du système d'exploitation, je suis persuadée que le nombre de troubles et de pathologies dites "sociales" diminueraient en une seule génération !
FLB