Puisque l'écriture est mon médium artistique favori, j'ai conçu ce blog pour partager mes réflexions et expériences car tout, chez moi, est "hyper" : l'activité cérébrale, les émotions, les sens, la perception, l'empathie, l'intuition... Diagnostiquée TDA(H), puis Asperger et HP à l'aube de mes 50 ans, j'explore ces étiquettes et j'exprime mes découvertes et ressentis..

lundi 9 août 2021

L’insupportable injonction à la sociabilité



L'humain est un animal social, disait déjà Aristote et ne cesse-t-on de rappeler. 

Le solitaire, le taciturne, est considéré avec méfiance. 


Aujourd'hui encore, les affaires sordides que rapportent les médias, celles illustrées dans les films et séries portant sur les "esprits criminels", accentuent le stéréotype de la dangerosité de l'esseulé, de l'asocial, du misanthrope, de l'autiste qui pète un cable quand sa routine est perturbée, du "retardé émotionnel et social" qui vit encore chez sa mère à 30 ans, tous suspects de prédilection en cas de viol, de pédophilie, de tuerie en série, d’étiquettes de sociopathe et de psychopathe, ou simplement qui mettent en péril la fonctionnalité de la sacro-sainte famille nucléaire industrieuse et exemplaire.

Outre ce cliché - carrément mensonger puisque les individus les plus dangereux pour la vie en général sont souvent les plus éminents, populaires et très sociables, et prônant des valeurs familiales bien traditionnelles et une apparence de réussite sociale et professionnelle - les sociologues, psychanalyste et dérivés, historiens et autres philosophes éclairés qui proclament l'inévitable sociabilité de l'humain semblent avoir perdu le sens de la mesure ! 

Ils évoquent les communautés humaines depuis l'âge de pierre, les teintent de notre paradigme (une manie très répandue parmi les penseurs occidentaux), et nous persuadent que même aux époques les plus reculées ou au sein des tribus les plus éloignées de la civilisation, l'esprit de communauté est primordial. L'homme, animal démuni, ne peut survivre que grâce à une organisation sociale (dans laquelle ils incluent l'organisation tribale sans distinguer les structures verticales des horizontales, ni les organisations autour d'un pouvoir centralisé des autres, alors que les codes sociaux, le paradigme et la relation à autrui y sont sensiblement différents). Comme dans le troupeau ou dans la meute, l'individu isolé est condamné à une mort cruelle, et la punition ultime est le bannissement, le rejet par le collectif. 

Je me permets de mettre en lumière l'énorme dissemblance entre : 

  • D'un côté une meute de loups, un troupeau d'antilopes, une famille de singes bonobos, une communauté tribale où tout pouvoir est diffus, cyclique et discontinu - ces groupes restreints vivant dans un environnement naturel rythmé par les saisons, même s'ils disposent de leurs propres codes sociaux et comportementaux, ainsi qu'une hiérarchie impliquant des comportements dominants et agressifs, comme aiment nous le rappeler ceux qui désirent justifier les leurs tout en omettant de préciser, dans nombre de ces exemples, l'absence de domination (différente de "dominance"), de thésaurisation des avoirs et/ou d'exploitation des ressources au-delà d'une génération ! J'aimerais d'ailleurs insister, à ce propos sur le fait que la violence est inhérente à la vie. On ne peut l'abolir sans y avoir recours. La régulation au sein des écosystèmes n'est pas exempte de violence. Les mâles s'affrontent, les prédateurs tuent les proies, etc. Les guerres tribales, souvent évoquée pour opposer le barbare impulsif au civilisé stoïcien ou pour appuyer l'inéluctable compétitivité dans toute organisation sociale, s'alignaient spirituellement et pragmatiquement sur cette dynamique tout en confinant la violence à un lieu géographique et une conjoncture, et même dans certains cas à une saison. Mais la violence du pouvoir ne sert aucune dynamique écosystémique (quoiqu'on aime nous le faire croire) : elle sert l'établissement et la pérennité de l'institution ou de l'entité au pouvoir, et ses guerres ne servent qu'à son propre accroissement ;
  • De l'autre côté la société humaine citadine sédentaire dans un contexte urbain territorial et politique à la cadence totalement artificielle (indépendante des rythmes saisonniers, par exemple), aux codes sociaux et obligations civiles démultipliés, aux besoins fabriqués (par les marchés), aux stéréotypes culturels stricts (à la place d'archétypes), aux bruits industriels agressifs et constants, aux notions de valeur, de réussite, de travail (marché de l'emploi) et de divertissement (également des marchés), aux incitations et excitations exponentielles dans un milieu scolaire ou professionnel hiérarchisé de plusieurs centaines d'individus, voire des milliers dans des lieux restreints, contraints, patrimoniaux, une société qui impute des identités, ou plutôt des sentiments d'appartenance, liées à une catégorisation verticale en rapport avec l'occupation et la possession (les études, le métier, la classe sociale, le patrimoine), voire les croyances (la religion).








Justifier l'adaptation de l'humain au paradigme de la civilisation industrielle par la comparaison avec des communautés primaires tient carrément de la propagande, une méthode de persuasion similaire à celle des religions monothéistes qui nourrissent leur idéologie et dogmes en puisant allègrement dans les anciens mythes païens, se dotant de racines originelles, essentielles, primordiales et séculaires, se rendant inévitables autant que fondamentales.

Pour rappel, notre société impose une pollution environnementale extrême et constante : 

  • pollution sensorielle (les bruits industriels, mécaniques, motorisés, médiatiques, les odeurs associées, la vigilance visuelle en voiture, en bus, à pied, la lumière artificielle et les écrans, les ondes électromagnétiques, etc.) ; 
  • pollution émotionnelle (la promiscuité sociale accrue, les médias sensationnalistes, le marketing, les pressions de réussite et de comparaison compétitive, et une l'éducation visant la fonctionnalité, sans initiation (connaissance de soi et de la vie);
  • pollution intellectuelle (l'école et nombre d'emplois ne stimulent que cette partie de d'intelligence et selon une seule méthode, un seul type de pensée);
  • pollution physique par les aliments frelatés, les horaires imposés hors des rythmes biologiques et naturels depuis la petite enfance, toutes les formes de stress continu, et car l'individu puise de toute façon dans les ressources de son métabolisme ;
  • Sans parler de la pollution spirituelle instiguée par les religions (officielles ou non), le développement personnel, les croyances et superstitions New Age (tout cela souvent aussi inclus dans des marchés ou des entreprises individuelles). 

Le sensible (ou l'hypersensible dans sa version pathologisée) ne peut s’empêcher de désirer s'écarter de cet enfer grouillant, bruyant, puant et illégitimement exigeant, et de prendre de la distance. Il ne s'y sent pas seulement en danger, il l'est véritablement ! L'impitoyable étroitesse de la norme l'en culpabilisera : l'absence d'attrait pour une vie sociale active est un signe de dépression, de trouble, et un danger pour l'individu comme pour le collectif.

Encore une fois, la classe sociale nuancera le propos, car les gens aisés disposent souvent d'un plus grand espace de vie avec moins d'individus au mètre carré, d'une plus grande autonomie, dignité et liberté, d'un accès à la propriété (sécurité), donc à des lieux plus calmes où la sollicitation est amenuisée, et d'une atténuation de certaines des pollutions mentionnées plus haut.

Parce que ce contexte urbain industriel socio-économique est le produit de l'humain, on s'imagine qu'il peut forcément s'y adapter, ce qui est complètement faux !

L'adaptation à un environnement naturel, notre région, son écosystème, son climat, et à la communauté familiale qui y vit, au sein de laquelle nous naissons est une nécessité tacite et légitime. 

L'adaptation à l'environnement artificiel tel que celui qui nous est imposé au sein de notre civilisation s'apparente plus à de la domestication. 

C'est du management de ressources humaines à tous les âges et à tous les niveaux.


Quoi qu'il en soit, notre rapport à nous-même et à l'autre est ainsi conditionné par la norme d'une vie sociale d'autant plus perverse que son contexte culturel et matériel est intense, terriblement agressif, malsain pour l'organisme vivant et sensible, structuré autour d'un pouvoir, mû par des marchés, et non par la vie, soumis à une souveraineté économique. Et pourtant, l'humain doit s'y conformer sous peine de perdre dignité, légitimité et crédibilité.

La vérité, c'est que l'individu asocial n'est pas utilisable. Il ne sert à rien au collectif (au Capital, plutôt). Ne serait-ce pas la raison inavouée de sa péjoration ? 

L'asocial atypique est souvent moins ambitieux, donc il produit, consomme et dépense moins. Il échappe aux opérations de marketing. En retrait, il ne participe pas à l'hystérie collective ni au PIB. Il est moins contrôlable, aussi.

Intéressons-nous au milieu parallèle dans lequel j'ai grandi, un milieu religieux aux valeurs sociales importantes, aux stéréotypes étroits et dont la structure autant que le fonctionnement sont quasi corporatifs. Les activités en communauté sont requises et nombreuses, en une sorte d'hyperactivité de groupe, chronophage et énergivore (réunions diverses, cours et classes, comités et organisations, séminaires et retraites, BBQ et fêtes) et même addictives pour certains (infantilisation, dépendance affective, ou besoin égotique d'acquérir de l'importance au sein du groupe). Les participants sont souvent divisés selon l'âge, le degré d'ancienneté ou le niveau de "spiritualité". 

Celui qui se tient à l'écart inquiète. Il doit être "ramené dans le troupeau". La raison n'est pas bienveillante, bien qu'elle s'en donne la couleur et qu'elle emprunte un modèle inclusif. 

D'abord, le martelage des croyances, la sujétion de l'individu à une idéologie ou une culture - puisque les religions comme les corporations sont aujourd'hui des "cultures" au même titre que les traditions régionales ancestrales - n'est pas une affaire individuelle. Elle réclame une dynamique grégaire. 

Ensuite, toute organisation structurée selon le prototype du pouvoir centralisé est allergique aux électrons libres. Elle les voient comme des menaces potentielles. Non "martelé", le rouage isolé se met à tourner dans le vide (penser par lui-même).


Dans la religion en question, le manque de régularité dans la participation peut provoquer "la perte du St Esprit" et conséquemment, la perte d'une guidance et d'une protection divine ainsi que des promesses de prospérité post-mortem. La culpabilisation et la peur d'être séparé de Dieu (de ne plus être digne de l'amour du père) est un moyen de sujétion efficace.

D'ailleurs, un membre qui s'éloigne de cette hyperactivité requise est appelé "inactif", comme s'il était soudain amorphe, éteint. Si sa vie se déroule ailleurs que dans le troupeau et d'une autre manière que celle préconisée par le modèle dogmatique, alors elle ne vaut rien, elle n'est pas reconnue.

J'y vois une similitude dans la société où l'absence d'allant social est un trouble ou une pathologie. La notion de handicap échoit à "l'inactif" : le dysfonctionnement rend l'individu improductif et inutilisable. Un rouage brisé qui gêne l'engrenage. L'État est structuré sur le même prototype et fondé sur des valeurs similaires à une organisation religieuse monothéiste, une variation sur un même thème selon la tendance politique, avec un différent lexique.

Ne me comprenez pas mal : il existe bel et bien des troubles et des pathologies. Je ne nie pas les maladies mentales et leur problématique. Je me demande simplement si la majorité d'entre elles ne sont pas une conséquence de la société, de ses normes, croyances sociales et fonctionnements nocifs à l'organisme autant qu'à l'esprit (à la vie en général), comme je l'ai expliqué plus haut. Les maladies mentales (et nombres de maladies physiques) seraient un symptômes d'une pathologie civilisationnelle plutôt qu'une divergence ou d'un dysfonctionnement individuel. N'y aurait-il pas un déni ou une inversion des causalités ?

Je n'attaque ni n'accuse personne, dans cet article, mais que je remets en cause le paradigme civilisationnel et le fait que s'y adapter, c'est empêcher qu'il change. La réalité, c'est que les personne neurotypiques s'y adaptent plus facilement et en souffrent moins, mais je pense avoir précisé que tous, dans nos différences, souffrons de la civilisation industrielle. Il est temps qu'au lieu de vouloir "soigner" les gens en souffrance, on commence à adresser les causes de cette souffrance et à changer les choses. Je reproche à la psychanalyse et la psychiatrie d'être majoritairement responsables du maintient de ce status-quo.

La stigmatisation et la culpabilisation du solitaire, de l'asocial, s'inscrit donc dans une violence culturelle inouïe !  

Combien de fois, lors d'une séance thérapeutique, personnelle ou en tant que parent (puisque mon fils étiqueté hypersensible, HPI, "Dys", souffre d'une phobie sociale), n'ai-je pas entendu ces questions : avez-vous des amis ? Sortez-vous en compagnie d'amis ? avez-vous des activités en groupe ? 

Les réponses à ces questions servent de jauges permettant de classifier le trouble social du patient. Certains psychanalystes ont surfé allègrement sur cette notion de collectif sacré. Alfred Adler, anthropocentriste, esclavagiste et suprématiste invétéré, père de la psychologie individuelle qui, fidèle au judéo-christianisme, renvoie les problèmes comportementaux à la responsabilité individuelle en ignorant les causalités paradigmatiques, les conditionnements civilisationnels, et dédouanant les violences institutionnelles. Peu connu en France, bien plus populaire aux États-Unis - quand on y constate la propension évangélique associée à une culture du travail et au "rêve américain", on comprend pourquoi - un institut lui est tout de même entièrement dédié à Paris.

Adler a déclaré que "l’individu qui ne s’intéresse pas à ses semblables rencontre le plus de difficultés dans l’existence et est le plus nuisible à la société. C’est parmi de tels êtres qu’on trouve le plus grand nombre de ratés." 

Voici quelques extraits du livre "Le sens de la vie", d'Alfred Adler, qui démontrent à quel point tant que ce genre de pensée trouve des adeptes et est enseignée, nous ne sommes pas près de sortir de notre paradigme patriarcal et paternaliste, d'exploitation par le travail assujetti à l'économie, et monothéiste (dans le sens pouvoir centralisé, domination institutionnelle) : 

[…] trois problèmes nous sont imposés d'une façon irrévocable : l'attitude envers nos semblables, la profession, l'amour. Tous les trois, reliés entre eux par le premier, ne sont pas des devoirs fortuits mais inévitables. Ils résultent du comportement de l'individu envers la société humaine, envers les facteurs cosmiques et envers l'autre sexe. De leur solution dépend le sort de l'humanité et son bien-être. [...]

[...] Les qualités suivantes qui doivent indiquer un degré suffisant de sentiment social :

  • avoir prouvé que l'on sait garder des amitiés ;
  • que l'on est capable de s'intéresser à son travail ;
  • que l'on porte plus d'intérêt à son partenaire qu'à soi-même. [...]

[...] Des traits de caractère tels que l'anxiété, la timidité, le côté taciturne, le pessimisme, caractérisent un contact depuis longtemps insuffisant avec les autres et se renforcent sensiblement en cas d'épreuve sévère imposée par le sort; ils se manifestent dans la névrose par exemple comme des symptômes morbides plus ou moins marqués. Ceci s'applique aussi de façon frappante au dynamisme ralenti de l'individu qui est toujours en retard, à une distance appréciable du problème auquel il est confronté. Cette prédilection pour l'arrière-plan de la vie est renforcée par la manière de penser et d'argumenter de l'individu, parfois aussi par des idées obsessionnelles ou par des sentiments de culpabilité stériles. On comprendra facilement que ce ne sont pas les sentiments de culpabilité qui amènent l'individu à se dérober au problème qui se pose à lui, mais que c'est l'insuffisance d'inclination et de préparation de sa personnalité en entier qui lui font se servir de ces sentiments de culpabilité pour empêcher tout progrès. […] Le fait, aussi, que chaque être humain, lorsqu'il se tourne sur son passé, voudrait revenir sur bien des faits pour les changer, sert à ces individus de bon prétexte pour ne pas collaborer. [...]

Le prétexte pour pas collaborer... Quelle violence, quel mépris dans ces propos !

Bon sang, ils ont tellement peur de ceux qui ne collaborent pas, qui ne se laissent pas domestiquer (ou coloniser, d'un point de vue indigène), qui ne s'insèrent pas dans la masse des travailleurs/consommateurs et ne se mettent pas au service de l'économie ! Pourtant, ne pas collaborer à cette civilisation polluante et perverse est le seul moyen de rester un tant soi peu humain dans le sens naturel du terme !

Cette culture du travail est déshumanisante au possible : à la base, l'humain ne doit travailler que pour assurer directement sa subsistance (et non son développement). Si l'entreprise a besoin du travail humain pour se maintenir (car elle, elle doit se développer, croissance oblige), alors elle relève de l'exploitation : elle est une entité abstraite (comme l'Église) qu'on imagine au service de la société mais qui, au contraire, l'utilise. Et pour l'utiliser, elle doit le gérer (management) L'humain employé (outil, ressource) au fonctionnement d'un système plutôt que pour sa propre vie sera toujours en souffrance, plus ou moins selon les sensibilités, et en recherche de sens. Ce qui, à cause de la déconnexion d'avec sa propre existence et la vie en générale, le mène souvent vers des idéologies religieuses et politiques pour justifier le système d'exploitation dont il est devenu dépendant, ayant été privé de toute autonomie et noyé par des pseudo-besoins fabriqués pour soutenir des marchés et leurs profits.

Économie Vs Écologie...

Selon Adler et ses pair, les gens comme moi feraient mieux d'avaler des médicaments inhibant leur hypersensibilité et camouflant les angoisses provoquées par le contexte socio-économique, les pressions de productivité autant que de consommation typiques de notre époque et appartenant à notre seule civilisation mais considérées comme incontournables et inévitables, et me voir mener une vie sociale normale aux dépens de mes besoins, inclinations et capacités. Ça rassurerait le collectif. Ils appelleraient ça une réhabilitation, une aide à l'adaptation, et se targueraient d'être inclusifs.

Pourtant, après une vie de "forcing", de coups de pied au cul, la plupart auto-infligés pour éviter d'inquiéter mon entourage et de dénoter dans mon milieu, je suis abîmée au-delà de toute réhabilitation. Épuisée. Vidée. Usée. 





Alors non ! Une vie sociale active, dans le contexte actuel, n'est pas forcément un signe de bonne santé mentale et physique ! 

Le respect de la personne, la reconnaissance de la diversité des sensibilités et des besoins affectifs et sociaux, la reconnaissance de l'importance d'un environnement naturel sain souvent inaccessible, exige qu'on élargisse la norme et qu'on adoucisse les codes sociaux. 

Ou encore mieux : qu'on réduise les sollicitations sociales et sensorielles, les obligations d'activités, de productivité, de compétitivité, de rendement et de consommation. Là, déjà, hors du système d'exploitation, je suis persuadée que le nombre de troubles et de pathologies dites "sociales" diminueraient en une seule génération !


FLB





vendredi 2 avril 2021

Un diagnostic nous met-il dans une "case" ?

On parle souvent de "mettre des gens dans des cases". Classifier les gens de la sorte est une mauvaise choses, je l'accorde. C'est de la ségrégation.

Mais depuis que j'ai mon diagnostic d'Asperger, on me dit souvent que je ne devrais pas me mettre dans une case. Et là, je ne suis pas trop d'accord. Je ne vois pas le diagnostic comme une case ou un tiroir ou comme quelque chose de négatif. Laissez-moi vous expliquer pourquoi.


Je viens d'avoir sous sous les yeux une lettre qui m'était adressée de la part de mon papa, décédé il y a quelques mois. Il aurait eu 94 ans hier.

Cette lettre m'a fait réfléchir. 

J'avais déjà 45 ans quand j'ai entamé mon propre cheminement, et je m'estime très chanceuse, même si j'ai dû toucher le font pour m'y engager et qu'il m'a menée sur un sentier de marginalité. Le point de départ, vous le connaissez déjà si vous avez lu les articles précédents : un burnout suivi d'un déconditionnement avec diverses phases, suivi d'un diagnostic de TDA (H), puis d'Asperger lissé par un HP.

Au cours de ce diagnostic (qui est un processus, pas un événement, avec maintes consultations et tests, et même un séjour en psychiatrie après un énième épuisement), je me suis non seulement comprise, mais j'ai aussi mieux compris mon fils et mon père. 

Mon père, lui, est né entre les deux guerres dans un milieu pauvre. Il a grandi à une époque où l'on ne parlait pas d'autisme ni d'intelligence atypique, où il n'y avait pas de logopèdes, pas de psychologues dans les écoles, où l'étroitesse de la normalité n'était pas remise en question. 

De plus, il avait 13 ans quand sa ville natale fut bombardée en 1940. Il a ensuite vécu la guerre, puis la résistance, des années durant lesquelles il n'a pas pu s'attarder sur sa différence (dont il était pourtant conscient depuis ses primaires). Ses stratégies de survie se sont assimilées aux stratégies du combat qu'il menait contre un ennemi bien réel, identifiable par un uniforme, une langue, un drapeau. 

Après la guerre, son ennemi ne fut autre que lui-même. Sa résistance, il l'a tournée contre son hypersensiblité et sa façon atypique d'appréhender le monde. Autodidacte, il s'est servi de sa brillante intelligence et de son opiniâtreté pour se forger une vie correcte, quoique sans doute pas assez stable à ses yeux, à jongler entre l'être et le paraître.

Jusqu'au jour où des américains ont présenté une religion qui lui offrait sur un plateau une idéologie salutaire tout en divergeant de la culture catho mainstream qu'il abhorrait. Mon père a vu dans le stoïcisme chrétien, dans la hiérarchie patriarcale, les outils du déni de lui-même et s'y est adonné corps et âme avec le rigorisme et le manichéisme qui convient aux aspies, justifiant son abstinence sexuelle, son rejet des contacts physiques et sociaux, ses intransigeances aux changements qu'il n'avait pas lui-même décidés, ses idées fixes, ses exigences, ses routines, non selon la compréhension et l'acceptation de sa propre nature, mais selon les dogmes et principes religieux

J'ouvre une parenthèse pour m'épancher sur le cliché encore véhiculé que les autistes - dont les Aspergers - manquent d'empathie en général. D'après ce que j'observe depuis que je fréquente d'autres aspies et autistes, c'est loin d'être systématique ! Je remarque au contraire que beaucoup sont doués d'une empathie exacerbée par l'hypersensibilité et accompagnée d'une grande intelligence émotionnelle,  et cependant complètement refoulée. 

Vous trouverez un autre article sur ce blog concernant l'empathie, l'hypersensibilité et la compassion. 

Dans mon enfance, j'ai vite constaté le fossé qui séparait mon ressenti de celui de mes semblables dont je trouvais la sensibilité superficielle et la perception, limitée. J'ai en outre été rabrouée souvent, mes réactions émotionnelles et mon sens extrême de la justice et de l'équité étant taxés de "sensiblerie" ou de propension au dramatique. L'inhibition est la réponse stratégique évidente à ces jugements. Là, j'étais dans une case. Une case à part.

Les enfants vivent dans une totale dépendance des adultes :" Si on ne m'aime pas, on ne me nourrira pas (au sens propre et figuré) et on ne me protégera pas = si on ne m'aime pas, je meurs !" 

Dès lors, les sentiments d'inadéquation et de différence prennent des allures de risques mortels. Plus le milieu d'accueil est rigide, conditionnel et stéréotypé, plus grande est la violence que l'enfant s'inflige pour être conforme et accepté, et davantage si, au départ, ses caractéristiques ou facultés sont hypertrophiées par rapport à la normale. Cette auto-mutilation psychologique est à l'origine des troubles et des souffrances à l'âge adultes.

Nous vivons dans une société où la rationalité relève du matérialisme, où l'indifférence et la dureté sont souvent pris pour de la force de caractère, où l'absence de scrupules mène à la réussite, où les inégalités sociales s'affichent dans une totale indécence, où l'on préfère stigmatiser les individus qu'adresser les violences institutionnelles, et tout cela derrière un paravent de valeurs morales, sociales et humanistes. Les aspies étant très sensibles aux incohérences et à l'hypocrisie, nombreux sont ceux qui s'endurcissent face à cette réalité car dans l'enfance, chaque fois qu'ils la soulèvent verbalement ou dans leur comportement, ils sont rabaissés. 

On considère toujours les enfants comme des pauvres d'esprit. On ne les écoute pas et on ne leur explique rien. On les écarte parce que leur compréhension intuitive est considérée comme immature, inférieure à la raison, primitive, mais ils observent et comprennent néanmoins bien des choses qu'ils doivent interpréter de manière empirique à travers les silences et les tabous. C'est particulièrement vrai pour les atypiques qui observent leur environnement et leurs pairs tels de véritables anthropologues intériorisant leurs constats. Ils y réagissent en amputant leur personnalité de tout ce qui empêche l'approbation des adultes, tout ce qui détonne dans leur milieu.

De surcroît, mon père avait dû bloquer sa grande sensibilité et son empathie devant les horreurs de la guerre, sinon il serait devenu fou. Il s'est construit une forteresse impénétrable autour d'un coeur trop tendre doublé d'une logique éthique très vive.

Plus tard, la religion lui a offert des moyens de se dévouer à des oeuvres charitables, surtout dans l'aide à la jeunesse. Mon père, cet asperger en béton armé, était très empathique, doux et compatissant quand il choisissait de l'être, quand le cadre le justifiait et le préservait d'une image de faiblesse ou des retours de flammes. 

Plusieurs personnes m'ont confié que mon père était le seul à avoir deviné une détresse qu'elles dissimulaient. Il était donc très capable de percevoir ce que ressentaient les gens autour de lui. Son instinct était aiguisé, mais il imposait souvent à son entourage la même dureté qu'il s'imposait à lui-même sous le couvert de l'idéologie religieuse et du stoïcisme judéo-chrétien. Il apparaissait souvent comme antipathique et intransigeant, réputation préférable à la gentillesse dans le monde qui l'avait vu grandir.

Bref, mon père et moi ne nous sommes jamais entendus, en grande partie parce que nous ne nous connaissions pas. Il retrouvait en moi tout ce contre quoi il avait lutté en lui-même, et je voyais dans l'évitement de ses regards, j'entendais dans son silence, que j'étais une constante et profonde déception, la cause d'une angoisse latente. Il me renvoyait un mépris en fait dirigé contre sa propre nature (mais ça, je ne l'ai compris que récemment).

La lettre que j'ai lue après sa mort n'était pas de lui, en réalité. Elle avait été écrite par l'identité qu'il s'était fabriquée au sein de la religion. C'était la lettre d'un "patriarche, d'un fier détenteur de la Prêtrise, d'un fils de Dieu", d'un homme endoctriné qui s'efforçait d'être à l'image d'un poncif divin plutôt que se regarder en face et de s'accueillir, un être qui entretient sa carapace au lieu de grandir à partir de son noyau. Les dernières paroles d'un stéréotype... Jusqu'au bout, il aura évité de se montrer tel quel.

Je ne lui en tiens pas rigueur. Son expérience de vie, dans un tel contexte, fut exemplaire à de nombreux égards ! Qu'elle me serve de leçon : aujourd'hui, je veux me regarder en face et examiner mon propre noyau. Qui suis-je ? 

Aujourd'hui, je le comprends, j'examine nos similitudes, puisque j'ai hérité de son caractère aspie, et je déplore que deux personnes aussi semblables n'aient jamais pu "connecter" ni communiquer.

Ni s'aimer. 

Aujourd'hui, je me demande : et s'il avait su et accepté QUI il était vraiment, quel homme aurait été mon père ? 

Aurait-il pu se trouver grâce un diagnostic, apprendre à se connaitre, s'apprécier plutôt que s'inhiber et se faire violence tous les jours de sa vie ? S'il avait su et accepté QUI il était, me l'aurait-il expliqué ? M'aurait-il aidée à comprendre QUI je suis ? Nous serions-nous reconnus l'un dans l'autre au lieu de nous heurter perpétuellement ?

D'après mon expérience, ces fameuses cases, qu'elles m'aient été annoncées suite à des diagnostics (TDA(H), HP, Asperger...) ou que je les aient choisies durant mon cheminement (au sein de la communauté LGBT+, par exemples), ne sont pas des cages, mais des points de départ ou des sas. Ensuite, il nous reste à apprendre à nous connaître au-delà du diagnostic, une fois que nous avons retrouvé la confiance en notre fonctionnement cognitif. 

"Non, je ne suis pas folle, après tout !"

Les cases marquent les étapes vers la diversité (neuro, bio, d'orientation sentimentale ou de genre) qu'entame une société cadenassée telle que la nôtre, qui se veut absolument homogène tout en étant stratifiée.

Oui, c'est dommage que nombre de ces cases soient encore intégrées dans des pathologies ou des dysfonctionnements, que la découverte et la reconnaissance de soi passent par des évaluations scolaires négatives ou une thérapie, et non des moyens d'explorer sa personnalité à son aise, hors des préjugés. C'est dommage qu'on inverse l'origine des troubles en faisant croire que l'individu souffre de sa nature, alors que c'est l'imperméabilité de l'environnement socio-culturel qui crée la plus grande part du malaise. 

Les personnes non fonctionnelles, non productives, non exploitables, sont fourrées dans le handicap. C'est mieux que de les rassembler dans des camps - ou les exterminer ! - mais ça reste de l'exclusion. L'eugénisme social prend bien des formes et connaît toutes sortes d'applications... La dimension que notre société donne à la notion de handicap est très révélatrice de ses véritables valeurs ! Là, je comprends le danger des cases.

Après des diagnostics, toutefois, même quand ils nous confrontent au handicap, on peut se détendre, se permettre d'être soi. Certains s'y enferment peut-être, mais beaucoup s'y développent et finissent par les dépasser, ou les transcender, par entamer un cheminement vers eux-mêmes hors des stéréotypes, et donc vers l'autre.

Aussi, je remarque que les individus qui apprennent à se connaître eux-mêmes, qui apprennent à se tolérer tel quel, apprennent du même coup à connaître les autres, ne fût-ce que par l'exploration de leur différence. Celui qui arrive à être plus tolérant avec lui-même l'est aussi avec autrui. Les pires radicaux, les plus hargneux, sont ceux qui sont en total déni d'eux-mêmes. On le voit avec les homophobes, les bigots, les haineux. 

Si mon père avait eu une telle "case" pour s'explorer et comprendre sa véritable nature, il n'aurait peut-être pas eu besoin de se dissimuler sous un masque religieux, ni porter un corset de janséniste.

L'importance du diagnostic en tant qu'adulte est largement sous estimée parce qu'on se dit que si la personne a pu tenir le coup jusque là, c'est que ça va. Mais un diagnostic tardif signifie un masque forgé dans l'enfance et porté durant de longues années. Il implique un épuisement causé par la surcompensation, et des troubles associés aux efforts de camouflage (dépression, troubles anxieux, etc), sans compter la colère, le cynisme, l'amertume, la frustration...

Bref, un diagnostic adulte n'est pas qu'une case qui enferme ou une étiquette qui limite, et n'a pas moins d'importance parce que la personne a déjà un certain vécu. Bien au contraire !

Paradoxe : nous déplorons les cases de la diversité tandis que les usines à clones que sont le religions organisées et idéologies politiques ne nous dérangent pas ?! Devenues identité culturelle, les religions sont intouchables, et aujourd'hui la liberté religieuse pousse le bouchon jusqu'à réclamer le droit à la discrimination. Mais oui, inquiétez-vous de la neurodiversité qui met les gens dans des cases...

La case conséquente au diagnostic m'a aidée à trouver des semblables. Je ne suis pas folle, après tout, ni seule. J'ai découvert des groupes de soutien, des histoires similaires à la mienne. Bon sang, ça fait un bien fou ! Et ça m'a aidée à sortir de la colère. 

On voit d'ailleurs ces cases et ces étiquettes se démultiplier, autant dans la communauté LGBT+ que dans le domaine de la neurodiversité (merci aux neurosciences qui viennent contrebalancer la psychiatrie), parce que dans une même case, dans une même tribu, si j'ose dire, chacun est unique et se donne la permission d'exister tel quel.

La multiplication des cases nous force donc à déployer une vision en spectre plutôt qu'en tiroirs.


Les nouvelles cases de créent pas la ségrégation ni le sectarisme, ceux-ci existent depuis des lustres ! Elles ouvrent le spectre, et l'avantage du spectre issu de la multiplication des cases (que permettent les diagnostics, d'où leur importance), c'est qu'il est horizontal et non hiérarchique !

Le spectrum étant plus fluide, il pourrait bien nous libérer de la dichotomie (normalité Vs différence, fonctionnement Vs dysfonctionnement), nous aider à prendre conscience de l'importance de la diversité et commencer à mettre en oeuvre des actions concrètes en sa faveur.

Il ne s'agirait alors plus d'exclusion ni d'inclusion, mais d'harmonie.

Savoir où l'on se situe sur le spectre, apprendre à se connaître et à se respecter, à connaître et respecter autrui...

Le début d'une évolution positive de la société ?


FLB