Puisque l'écriture est mon médium artistique favori, j'ai conçu ce blog pour partager mes réflexions et expériences car tout, chez moi, est "hyper" : l'activité cérébrale, les émotions, les sens, la perception, l'empathie, l'intuition... Diagnostiquée TDA(H), puis Asperger et HP à l'aube de mes 50 ans, j'explore ces étiquettes et j'exprime mes découvertes et ressentis..

vendredi 2 avril 2021

Un diagnostic nous met-il dans une "case" ?

On parle souvent de "mettre des gens dans des cases". Classifier les gens de la sorte est une mauvaise choses, je l'accorde. C'est de la ségrégation.

Mais depuis que j'ai mon diagnostic d'Asperger, on me dit souvent que je ne devrais pas me mettre dans une case. Et là, je ne suis pas trop d'accord. Je ne vois pas le diagnostic comme une case ou un tiroir ou comme quelque chose de négatif. Laissez-moi vous expliquer pourquoi.


Je viens d'avoir sous sous les yeux une lettre qui m'était adressée de la part de mon papa, décédé il y a quelques mois. Il aurait eu 94 ans hier.

Cette lettre m'a fait réfléchir. 

J'avais déjà 45 ans quand j'ai entamé mon propre cheminement, et je m'estime très chanceuse, même si j'ai dû toucher le font pour m'y engager et qu'il m'a menée sur un sentier de marginalité. Le point de départ, vous le connaissez déjà si vous avez lu les articles précédents : un burnout suivi d'un déconditionnement avec diverses phases, suivi d'un diagnostic de TDA (H), puis d'Asperger lissé par un HP.

Au cours de ce diagnostic (qui est un processus, pas un événement, avec maintes consultations et tests, et même un séjour en psychiatrie après un énième épuisement), je me suis non seulement comprise, mais j'ai aussi mieux compris mon fils et mon père. 

Mon père, lui, est né entre les deux guerres dans un milieu pauvre. Il a grandi à une époque où l'on ne parlait pas d'autisme ni d'intelligence atypique, où il n'y avait pas de logopèdes, pas de psychologues dans les écoles, où l'étroitesse de la normalité n'était pas remise en question. 

De plus, il avait 13 ans quand sa ville natale fut bombardée en 1940. Il a ensuite vécu la guerre, puis la résistance, des années durant lesquelles il n'a pas pu s'attarder sur sa différence (dont il était pourtant conscient depuis ses primaires). Ses stratégies de survie se sont assimilées aux stratégies du combat qu'il menait contre un ennemi bien réel, identifiable par un uniforme, une langue, un drapeau. 

Après la guerre, son ennemi ne fut autre que lui-même. Sa résistance, il l'a tournée contre son hypersensiblité et sa façon atypique d'appréhender le monde. Autodidacte, il s'est servi de sa brillante intelligence et de son opiniâtreté pour se forger une vie correcte, quoique sans doute pas assez stable à ses yeux, à jongler entre l'être et le paraître.

Jusqu'au jour où des américains ont présenté une religion qui lui offrait sur un plateau une idéologie salutaire tout en divergeant de la culture catho mainstream qu'il abhorrait. Mon père a vu dans le stoïcisme chrétien, dans la hiérarchie patriarcale, les outils du déni de lui-même et s'y est adonné corps et âme avec le rigorisme et le manichéisme qui convient aux aspies, justifiant son abstinence sexuelle, son rejet des contacts physiques et sociaux, ses intransigeances aux changements qu'il n'avait pas lui-même décidés, ses idées fixes, ses exigences, ses routines, non selon la compréhension et l'acceptation de sa propre nature, mais selon les dogmes et principes religieux

J'ouvre une parenthèse pour m'épancher sur le cliché encore véhiculé que les autistes - dont les Aspergers - manquent d'empathie en général. D'après ce que j'observe depuis que je fréquente d'autres aspies et autistes, c'est loin d'être systématique ! Je remarque au contraire que beaucoup sont doués d'une empathie exacerbée par l'hypersensibilité et accompagnée d'une grande intelligence émotionnelle,  et cependant complètement refoulée. 

Vous trouverez un autre article sur ce blog concernant l'empathie, l'hypersensibilité et la compassion. 

Dans mon enfance, j'ai vite constaté le fossé qui séparait mon ressenti de celui de mes semblables dont je trouvais la sensibilité superficielle et la perception, limitée. J'ai en outre été rabrouée souvent, mes réactions émotionnelles et mon sens extrême de la justice et de l'équité étant taxés de "sensiblerie" ou de propension au dramatique. L'inhibition est la réponse stratégique évidente à ces jugements. Là, j'étais dans une case. Une case à part.

Les enfants vivent dans une totale dépendance des adultes :" Si on ne m'aime pas, on ne me nourrira pas (au sens propre et figuré) et on ne me protégera pas = si on ne m'aime pas, je meurs !" 

Dès lors, les sentiments d'inadéquation et de différence prennent des allures de risques mortels. Plus le milieu d'accueil est rigide, conditionnel et stéréotypé, plus grande est la violence que l'enfant s'inflige pour être conforme et accepté, et davantage si, au départ, ses caractéristiques ou facultés sont hypertrophiées par rapport à la normale. Cette auto-mutilation psychologique est à l'origine des troubles et des souffrances à l'âge adultes.

Nous vivons dans une société où la rationalité relève du matérialisme, où l'indifférence et la dureté sont souvent pris pour de la force de caractère, où l'absence de scrupules mène à la réussite, où les inégalités sociales s'affichent dans une totale indécence, où l'on préfère stigmatiser les individus qu'adresser les violences institutionnelles, et tout cela derrière un paravent de valeurs morales, sociales et humanistes. Les aspies étant très sensibles aux incohérences et à l'hypocrisie, nombreux sont ceux qui s'endurcissent face à cette réalité car dans l'enfance, chaque fois qu'ils la soulèvent verbalement ou dans leur comportement, ils sont rabaissés. 

On considère toujours les enfants comme des pauvres d'esprit. On ne les écoute pas et on ne leur explique rien. On les écarte parce que leur compréhension intuitive est considérée comme immature, inférieure à la raison, primitive, mais ils observent et comprennent néanmoins bien des choses qu'ils doivent interpréter de manière empirique à travers les silences et les tabous. C'est particulièrement vrai pour les atypiques qui observent leur environnement et leurs pairs tels de véritables anthropologues intériorisant leurs constats. Ils y réagissent en amputant leur personnalité de tout ce qui empêche l'approbation des adultes, tout ce qui détonne dans leur milieu.

De surcroît, mon père avait dû bloquer sa grande sensibilité et son empathie devant les horreurs de la guerre, sinon il serait devenu fou. Il s'est construit une forteresse impénétrable autour d'un coeur trop tendre doublé d'une logique éthique très vive.

Plus tard, la religion lui a offert des moyens de se dévouer à des oeuvres charitables, surtout dans l'aide à la jeunesse. Mon père, cet asperger en béton armé, était très empathique, doux et compatissant quand il choisissait de l'être, quand le cadre le justifiait et le préservait d'une image de faiblesse ou des retours de flammes. 

Plusieurs personnes m'ont confié que mon père était le seul à avoir deviné une détresse qu'elles dissimulaient. Il était donc très capable de percevoir ce que ressentaient les gens autour de lui. Son instinct était aiguisé, mais il imposait souvent à son entourage la même dureté qu'il s'imposait à lui-même sous le couvert de l'idéologie religieuse et du stoïcisme judéo-chrétien. Il apparaissait souvent comme antipathique et intransigeant, réputation préférable à la gentillesse dans le monde qui l'avait vu grandir.

Bref, mon père et moi ne nous sommes jamais entendus, en grande partie parce que nous ne nous connaissions pas. Il retrouvait en moi tout ce contre quoi il avait lutté en lui-même, et je voyais dans l'évitement de ses regards, j'entendais dans son silence, que j'étais une constante et profonde déception, la cause d'une angoisse latente. Il me renvoyait un mépris en fait dirigé contre sa propre nature (mais ça, je ne l'ai compris que récemment).

La lettre que j'ai lue après sa mort n'était pas de lui, en réalité. Elle avait été écrite par l'identité qu'il s'était fabriquée au sein de la religion. C'était la lettre d'un "patriarche, d'un fier détenteur de la Prêtrise, d'un fils de Dieu", d'un homme endoctriné qui s'efforçait d'être à l'image d'un poncif divin plutôt que se regarder en face et de s'accueillir, un être qui entretient sa carapace au lieu de grandir à partir de son noyau. Les dernières paroles d'un stéréotype... Jusqu'au bout, il aura évité de se montrer tel quel.

Je ne lui en tiens pas rigueur. Son expérience de vie, dans un tel contexte, fut exemplaire à de nombreux égards ! Qu'elle me serve de leçon : aujourd'hui, je veux me regarder en face et examiner mon propre noyau. Qui suis-je ? 

Aujourd'hui, je le comprends, j'examine nos similitudes, puisque j'ai hérité de son caractère aspie, et je déplore que deux personnes aussi semblables n'aient jamais pu "connecter" ni communiquer.

Ni s'aimer. 

Aujourd'hui, je me demande : et s'il avait su et accepté QUI il était vraiment, quel homme aurait été mon père ? 

Aurait-il pu se trouver grâce un diagnostic, apprendre à se connaitre, s'apprécier plutôt que s'inhiber et se faire violence tous les jours de sa vie ? S'il avait su et accepté QUI il était, me l'aurait-il expliqué ? M'aurait-il aidée à comprendre QUI je suis ? Nous serions-nous reconnus l'un dans l'autre au lieu de nous heurter perpétuellement ?

D'après mon expérience, ces fameuses cases, qu'elles m'aient été annoncées suite à des diagnostics (TDA(H), HP, Asperger...) ou que je les aient choisies durant mon cheminement (au sein de la communauté LGBT+, par exemples), ne sont pas des cages, mais des points de départ ou des sas. Ensuite, il nous reste à apprendre à nous connaître au-delà du diagnostic, une fois que nous avons retrouvé la confiance en notre fonctionnement cognitif. 

"Non, je ne suis pas folle, après tout !"

Les cases marquent les étapes vers la diversité (neuro, bio, d'orientation sentimentale ou de genre) qu'entame une société cadenassée telle que la nôtre, qui se veut absolument homogène tout en étant stratifiée.

Oui, c'est dommage que nombre de ces cases soient encore intégrées dans des pathologies ou des dysfonctionnements, que la découverte et la reconnaissance de soi passent par des évaluations scolaires négatives ou une thérapie, et non des moyens d'explorer sa personnalité à son aise, hors des préjugés. C'est dommage qu'on inverse l'origine des troubles en faisant croire que l'individu souffre de sa nature, alors que c'est l'imperméabilité de l'environnement socio-culturel qui crée la plus grande part du malaise. 

Les personnes non fonctionnelles, non productives, non exploitables, sont fourrées dans le handicap. C'est mieux que de les rassembler dans des camps - ou les exterminer ! - mais ça reste de l'exclusion. L'eugénisme social prend bien des formes et connaît toutes sortes d'applications... La dimension que notre société donne à la notion de handicap est très révélatrice de ses véritables valeurs ! Là, je comprends le danger des cases.

Après des diagnostics, toutefois, même quand ils nous confrontent au handicap, on peut se détendre, se permettre d'être soi. Certains s'y enferment peut-être, mais beaucoup s'y développent et finissent par les dépasser, ou les transcender, par entamer un cheminement vers eux-mêmes hors des stéréotypes, et donc vers l'autre.

Aussi, je remarque que les individus qui apprennent à se connaître eux-mêmes, qui apprennent à se tolérer tel quel, apprennent du même coup à connaître les autres, ne fût-ce que par l'exploration de leur différence. Celui qui arrive à être plus tolérant avec lui-même l'est aussi avec autrui. Les pires radicaux, les plus hargneux, sont ceux qui sont en total déni d'eux-mêmes. On le voit avec les homophobes, les bigots, les haineux. 

Si mon père avait eu une telle "case" pour s'explorer et comprendre sa véritable nature, il n'aurait peut-être pas eu besoin de se dissimuler sous un masque religieux, ni porter un corset de janséniste.

L'importance du diagnostic en tant qu'adulte est largement sous estimée parce qu'on se dit que si la personne a pu tenir le coup jusque là, c'est que ça va. Mais un diagnostic tardif signifie un masque forgé dans l'enfance et porté durant de longues années. Il implique un épuisement causé par la surcompensation, et des troubles associés aux efforts de camouflage (dépression, troubles anxieux, etc), sans compter la colère, le cynisme, l'amertume, la frustration...

Bref, un diagnostic adulte n'est pas qu'une case qui enferme ou une étiquette qui limite, et n'a pas moins d'importance parce que la personne a déjà un certain vécu. Bien au contraire !

Paradoxe : nous déplorons les cases de la diversité tandis que les usines à clones que sont le religions organisées et idéologies politiques ne nous dérangent pas ?! Devenues identité culturelle, les religions sont intouchables, et aujourd'hui la liberté religieuse pousse le bouchon jusqu'à réclamer le droit à la discrimination. Mais oui, inquiétez-vous de la neurodiversité qui met les gens dans des cases...

La case conséquente au diagnostic m'a aidée à trouver des semblables. Je ne suis pas folle, après tout, ni seule. J'ai découvert des groupes de soutien, des histoires similaires à la mienne. Bon sang, ça fait un bien fou ! Et ça m'a aidée à sortir de la colère. 

On voit d'ailleurs ces cases et ces étiquettes se démultiplier, autant dans la communauté LGBT+ que dans le domaine de la neurodiversité (merci aux neurosciences qui viennent contrebalancer la psychiatrie), parce que dans une même case, dans une même tribu, si j'ose dire, chacun est unique et se donne la permission d'exister tel quel.

La multiplication des cases nous force donc à déployer une vision en spectre plutôt qu'en tiroirs.


Les nouvelles cases de créent pas la ségrégation ni le sectarisme, ceux-ci existent depuis des lustres ! Elles ouvrent le spectre, et l'avantage du spectre issu de la multiplication des cases (que permettent les diagnostics, d'où leur importance), c'est qu'il est horizontal et non hiérarchique !

Le spectrum étant plus fluide, il pourrait bien nous libérer de la dichotomie (normalité Vs différence, fonctionnement Vs dysfonctionnement), nous aider à prendre conscience de l'importance de la diversité et commencer à mettre en oeuvre des actions concrètes en sa faveur.

Il ne s'agirait alors plus d'exclusion ni d'inclusion, mais d'harmonie.

Savoir où l'on se situe sur le spectre, apprendre à se connaître et à se respecter, à connaître et respecter autrui...

Le début d'une évolution positive de la société ?


FLB